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E. Macron - 15 mai 2021
Entretien dans Zadig
Ma France , c' est une carte sensible entre deux pôles que sont Amiens et les Pyrénées , puis un troisième pôle qui est Paris . Avec , à chaque fois , une interprétation personnelle des lieux , comme une espace vécu : mon enfance à Amiens n' par exemple rien à voir avec la réalité d' Amiens . C' est une espèce de bulle plutôt heureuse , et même une bulle dans la bulle : j' ai vécu entre chez mes parent et chez mes grands - parents , et passé d' incalculables heures dans une bibliothèque pendant de nombreuses années de ma vie , dans le petit appartement de ma grand-mère . Malgré tout , par le hasard des amitiés , des voyages de classe , des cheminements qu' on fait en famille , j' ai eu des repères , des ilots dans la ville – des ilots culturels , notamment : une librairie que j' aimais , le théâtre . Et puis j' ai tôt fait l' expérience de cette région , la Picardie , qui subissait la désindustrialisation de plein fouet . J' ai vécu de manière très précise cette morsure de la désindustrialisation , alors que la ville était encore tenue par le maire communiste , René Lamps . Enfant je me souviens aussi d' une des premières manifestations à Amiens : c' était en 1986 , contre le projet de la loi Devaquet sur la réforme des universités .
Ma famille paternelle est arrivée en Picardie par les cheminots . Mon grand-père a longtemps travaillé dans les gares parisiennes puis à la gare de Creil , à Compiègne , et il a fait partie de cette génération qui a ouvert la gare de Longueau , dans la Somme . A Longueau , je ressentais déjà la nostalgie d' une France d' avant . Amiens , pour moi , c' était à la fois le bonheur , par cette réclusion en quelque sorte choisie , et la conscience du monde , à travers la désindustrialisation et le sentiment que j' avais de cette déprise qui commençait . J' ai vu cette ville tout à la fois s' embellir beaucoup sous l' impulsion de Gilles de Robien et s' éloigner de la prospérité . Amiens a en effet progressivement perdu beaucoup de services . Elle est passée du statut de capitale de région à celui de simple capitale de département . Elle vit donc aujourd'hui dans une forme d' insécurité , entre Paris et Lille , dans une forme d' inquiétude , alors même que le maire et tant de femmes et d' hommes de bonne volonté s' engagent pour les faire revenir . Quelques années plus tard , jeune adulte , j' ai découvert la Côte d' Opale , Le Touquet . Les attaches familiales de mon épouse , , les grands espaces , la mer qui s' en va avec le ciel … la liberté .
Oui , mon autre centre de gravité , c' étaient les Hautes-Pyrénées , Bagnères-de-Bigorre . Un vert paradis où je continue d' aller , le lieu d' origine de mes grands - parents , celui où je me réfugiais chaque été . J' y passais beaucoup de temps . J' étais l' enfant - roi dans ce lieu modeste , près de la nationale . Un lieu synonyme de bonheur absolu , avec des repères très stables , que je retrouve encore aujourd'hui – par exemple quand je vois la chaîne des Pyrénées sous un angle très particulier , celui qu' on aperçoit avant que coureurs du Tour de France s' attaquent le Tourmalet . J' y suis retourné adolescent , puis adulte , avec des liens familiaux , des amitiés . A Campan , sur le col , vivent encore quelques-uns de mes meilleurs amis . Mais j' ai vu Bagnères-de-Bigorre s' arrêter .
J' ai grandi dans les souvenir de ma grand-mère . J' ai donc une vision de la France qui n' est pas du tout celle de ma génération , je dois bien l' avouer . Je suis comme désynchronisé . Le frère de mon grand-père a très longtemps été adjoint au maire de Bagnères et président du comité des fêtes , ce qui m' a valu chaque été de vivre la fête des fleurs et de gagner de façon éhontée un nombre incalculable de concours , en étant systématiquement pistonné – ça allait de la pêche à la truite au plus beau chariot fleuri … Le textile favorisait le dynamisme de Bagnères . Partant de rien après la guerre , mon grand-oncle allait à vélo chercher e la laine chez tous les bergers de la vallée . Cette ville était donc tirée par le textile mais aussi par l' aéronautique , avec Latécoère . Et là encore , j' ai la désindustrialisation .
Tous les grands aménagements avaient été réalisés dans les années 1970 - 1980 , le territoire allait de l' avant . Puis , d' un seul coup , la ville s' est comme figée . Les jeunes ont de moins en moins trouvé d' emplois , ils sont partis .
Je revenais chaque été et je retrouvais la même ville . Elle s' était arrêtée dans sa prospérité , avant de se relancer avec le thermalisme qui draine une population plus âgée .
A Amiens comme à Bagnères-de-Bigorre , j' ai ressenti une certaine inquiétude , j' ai connu une France inquiète . L' histoire s' y était écrite d' une façon comparable . Ces endroits avaient vécu la guerre – mes grands - pères avaient été mobilisés dès 1940 , puis emprisonnés pendant l' Occupation- , mais ensuite , la phase de reconquête ne s' était jamais arrêtée . Puis , dans les années 1980 , avec la crise industrielle , quelque chose s' est passée qu' on n' a pas théorisé , qui n' a pas été compris , et on en lit encore aujourd'hui les traces sur les territoires : les friches industrielles , les difficultés liées au chômage … J' ai alors connu les premiers cousins qui galèrent dans leur recherche d' emploi , qui ne retrouvent rien – aussi parce que , vivant dans les Pyrénées , ils ne veulent pas bouger de la vallée . Il faut voir le drame que c' est , quand ferme une entreprise où des générations ont travaillé .
Ceux qui ne le vient pas ne peuvent pas comprendre le choc que cela représente , à la fois pour la vie familiale et pour l' imaginaire : on ne perd pas seulement son travail , c' est aussi l' univers des possibles qui est détruit . Une partie de ma famille pensait que tout continuerait comme avant . Quand l' activité s' est arrêtée , le choc a été total .
Comme tout enfant de province , j' ai eu une relation fantasmée avec la capitale . Je ne m' y suis jamais rendu enfant . A l' adolescence , mes parents m' y emmenaient quelquefois . J' y ai également fait mon stage de troisième , auprès d' un éditeur qui dirigeait les éditions Larousse , M Thomas . Paris était d' abord pour moi un lieu de promesses , . Le Paris que je préfère , c' est celui que j' ai rêvé : la tension de désir de l' adolescent qui prépare pendant des semaines son voyage pour se rendre dans un musée , qui a l' impression de vivre dans l' histoire , dans les romans , et qui revient chez lui le soir , épuisé . Ce n' est donc pas un hasard si je suis arrivé à Paris quand j' ai eu 16 ans et que j' ai quitté Amiens . J' y ai habité seul dans une chambre de bonne où je suis resté des années , sans douche , derrière le lycée Henri IV . C' était un autre Paris . Je me sentais comme une espèce de héros de province . J' avais le complexe du provincial face à des jeunes dont je me disais qu' ils avaient vécu bien plus de choses . J' étais seul , j' avais peu de copains . J' ai bâti mes repères dans le Quartier latin . Ce n' étaient pas des années d' insouciance . J' étais déjà amoureux de celle qui allait devenir ma femme . C' était une vie de lectures , de découvertes , souvent faites en me promenant . Je me suis énormément perdu dans Paris . Je me souviens tout particulièrement de l' hiver 1995 , les grandes grèves , j' étais en hypokhâgne . J' ai passé des heures à marcher . J' ai arpenté Paris dans tous les ses sens , toujours avec un livre dans la poche . J' ai des souvenirs d' errance , de découverte de quartiers très différents . De rencontres . Je suis resté ensuite à Pris pour étudier la philosophie , j' ai découvert les Murs blancs à Châtenay - Malabry , où j' allais régulièrement voir Paul Ricœur pour lesquels j' ai eu l' honneur de travailler .
Même si j' ai écrit dans ce livre qu' il existe plusieurs France , je croyais aussi , au moment de sa rédaction , que le pays est un tout , qu' il se pense et se vit comme un tout . C' est vrai ! Nous sommes une addition de pays qui ont chacun leurs rapports historiques , je dirais même telluriques : dans les Hautes-Pyrénées , d' une vallée à l' autre , les habitants , les représentations sont très différentes … Mais on est tendu vers une unité . Et donc , quand a lieu un retrait de l' Etat , la perte de services publics , il y a un sentiment d' abandon . On a beau recréer des services , il est difficile d' inverser ce sentiment . Ce sont des espaces entiers où il faut remettre de la présence , des entreprises aussi , et plus encore de la reconnaissance et de la dignité .
Des choses très simples . L' entreprise où l' on travaillait génération après génération a fermé . D' un seul coup , on a réalisé que l' avenir des gamins et des gamines n' était plus là . Le sous-préfet a quitté les lieux . Les services publics sont partis , mais aussi des cadres intermédiaires , des professeurs , des fonctionnaires , des cadres d' entreprise qui tous tiraient ces villes vers le haut – parce que c' est leur présence qui fait qu' un théâtre reste ouvert , qu' au lycée les enfants des employés côtoient les enfants des patrons … C' est donc une France qui se mélangeait , une France ans laquelle un espoir de mobilité sociale était possible , qui s' est effilochée , et avec elle le gout du possible . Soudain , on s' est réveillé et on s' est aperçu que l' emploi , l' activité culturelle , parfois même le médecin , tout ce qu' on voit ailleurs , n' était plus accessible chez soi . Parce qu' en réalité , à l' échelle du pays , les activités n' ont pas diminué : elles se sont reconcentrées . On a totalement sous-estimé ce choc , et le sentiment de relégation né de la désindustrialisation .
Dès Révolution , j' ai posé un diagnostic , pointé une erreur fondamentale : nous avons pensé pouvoir faire un pays sans usines . L' usine est un lieu de brassage des catégories sociales . J' ai souvent utilisé la métaphore de la cordée , qui a été mal prise , mais quand on aime la montagne , c' est évident : celui qui est devant n' avance que si celui qui assure derrière lui monte un peu lui aussi , et réciproquement . Nous avons donc agi dès le début du quinquennat pour réindustrialiser , avec de premiers résultats avant la pandémie .
Autre phénomène concomitant : progressivement , la numérisation et la rationalisation des services ont conduit à concentrer l' activité à Paris et dans les capitales régionales . Et les pouvoirs publics ont accompagné cela en créant les grandes régions . Je le vois à Amiens : avec la création des Hauts-de-France , beaucoup de services sont partis vers Paris et Lille . Amiens a perdu des cadres de la direction régionale . Beaucoup de villes , de sous-préfectures , ont vécu cela . Quand on va vers la baie de Somme , vers ces superbes lieux que sont Saint-Valéry ou Le Crotoy , on traverse la région de Gamaches , qui s' est totalement appauvrie avec l' effondrement de l' industrie textile . Pareil pour l' Avesnois et la Thiérache , aux confins de l' Aisne et du Nord . Ces régions ont énormément souffert . Et le rapport sensible au pays s' y est fragilisé , parfois désagrégé .
Oui , de tout cela est né le sentiment que l' organisation collective – politique , administrative – disait à ces Français : « ce n' est plus pour vous . » Vous avez grandi avec ce schéma très français , selon lequel la propriété et l' éducation sont deux fondamentaux , où vous allez pouvoir progresser ? Ce n' est plus si vrai . Le processus a été au fond le suivant :
1 Il faut avoir un travail . Oui , mais le travail se concentre désormais dans les grandes villes .
2 Il faut être propriétaire , on n' aime pas être locataire . Oui , mais la vie dans les grandes villes , où se trouve le travail , est chère , les prix montent -plus encore si vous voulez un pavillon avec un petit jardin , ce qui est notre modèle . Vous allez donc devoir loger à quelques dizaines de kilomètres du lieu où vous travaillez .
3 Ensuite , on vous a dit : pour être de bons parents , vous devez inscrire vos enfants dans les bonnes écoles . D' ù les allers - retours quotidiens , dès le collègue , vers les établissements de la ville .
4 . On vous a dit aussi : il faut que vos enfants fassent le conservatoire , aillent à la piscine , au cours de danse . Vous devez donc aussi les emmener à leurs activités extrascolaires …
A la fin , quand vous avez tout bien fait , on vous dit soudainement : « cette vie , ces trajets , on va les taxer fort ; si vous voulez échapper à cela , il faudra réduire les déplacements » . Les gens forcément deviennent fous ! Concernant t l' augmentation des prix , le meilleur exemple est Bordeaux et son arrière-pays après l' arrivée du TGV . Bordeaux a été l' une des villes où le phénomène des Gilets jaunes a été le plus violent . Or , ces dernières années , le coût du logement y a flambé . Beaucoup d' habitants ont dû partir . Les Gilets jaunes venaient du Médoc , de Blaye … . Certaines manifestaient car ils avaient dû quitter la ville . On leur a donné l' impression que ce qu' ils faisaient n' était pas bien . Ils se sont sentis humiliés . Alors même que nos concitoyens sont conscients des changements nécessaires dans nos vies . Tout cela avec ce sentiment profond que le progrès n' était pas pour les classes moyennes dans notre pays .
J' avais vécu , pensé , décrit cette difficulté du pays , notamment dans Révolution . Même si je ne l' avais pas perçue à ce point , je n' ai pas été surpris de ce qui arrivait . Je l' ai d' autant moins été que j' aime ces terres . J' ai passé mon temps , durant la campagne , à les arpenter avec chacune sa spécificité : on ne peut pas par exemple , comparer l' arrière-pays de Montpellier avec la région de Metz , même si ces lieux rencontrent le même type de soucis . Cette lecture géographique se double d' une lecture sociale : la crise des classes moyennes . Celles - ci forment le socle politique et social de nos démocraties depuis le XVIII siècle , et elles disent aujourd'hui : « vous nous avez abandonnées . Il n' y a plus d' histoire et de perspective de progrès pour nous » .
Ce n' est pas un hasard si la crise des Gilets jaunes n' est pas une crise des quartiers populaires . Dans ces derniers , on trouve toujours des histoires individuelles de progrès , malgré les difficultés . A côté , les territoires qui avaient longtemps connu la prospérité ont vu celle-ci se rompre et on n' a pas réussi à la rétablir . C' est cela que j' ai découvert avec plus de force .
On a redécouvert la violence . La violence politique et militante existait depuis plusieurs années dans notre démocratie , avec le retour des black blocs dans les manifestations européennes puis en France en 2016 . Avec les Gilets jaunes , il s' agit d' un retour de la violence dans la société . On retrouve un des fondamentaux de notre vieux pays , fait de jacqueries . Cette idée que , lorsque la colère et la peur se nouent , tout devient possible . On a vu des gens mener des combats qui n' avaient parfois rien à voir les uns avec les autres . Au Puy-en-Velay , lorsque la préfecture a été incendiée , il y avait des parents d' élèves , des retraités , des gens en grande difficulté sociale , mais aussi des anarchistes bien connus , de vieux militants cégétistes , des « Front - nat'» … . Tous se mélangeaient dans une colère qui se nourrissait elle-même . Ce moment de tensions a débouché sur le grand débat , où je suis retourné au contact . Je me souviens en particulier du débat dans la Drôme , à Bourg-de-Péage , avec des Gilets jaunes , avec des maires , avec des citoyens . J' ai vu partout la même inquiétude , qui venait de loin , de la désindustrialisation , d' un sentiment d' injustice , d' une impression de trahison démocratique ; et en même temps , la même solidité de notre peuple . Tenir .
Oui . Nous sommes un peuple très résistant . On s' embrase sur le coup de colères . Il y en aura sans doute d' autres . Mais nous sommes extraordinairement tenaces , attachés à nos équilibres .
Cette pandémie est la métaphore de notre époque . On revit des temps au fond très moyenâgeux : les grandes jacqueries , les grandes épidémies , les grandes peurs … Si on a une énergie collective et une vision , on repartira de l' avant . Je pense que nous en avons la possibilité . On a retrouvé dans cette période récente toutes les grandes passions françaises : pour la liberté , pour l' égalité . J' ai eu ce sentiment , en décembre 2018 , et c' est pourquoi j' ai décidé d' organiser le grand débat . Pour retrouver un contact physique , j' ai assumé cette forme de pèlerinage laïc à travers chaque géographie , en choisissant chaque fois des villes très différentes , comme Étang-sur-Arroux en Saône-et-Loire , Grand Bourgtheroulde dans l' Eure , Souillac dans le Lot , et tant d' autres .
Je relierais en effet la période que nous vivons à la fin du Moyen Age et au début de la Renaissance . C' est l' époque des grandes peurs , de phénomènes qui forgent un peuple , je dirais même de la réinvention d' une civilisation . C' est aussi un moment de tensions qui travaillent le pays , entre un État central et des féodalités . C' est enfin un temps où la question européenne se pose , sans oublier le rapport entre les religions . La capacité à embrasser le futur , à se projeter , est alors déterminante pour le rebond que prend le pays . C' est ce qui me rend très confiant .
J' ai la prescience que nous avons cette force et cette inspiration en nous . Je crois beaucoup dans l' inspiration du peuple français . Et je considère que mon rôle est , chaque fois , de tracer le bon chemin , d' y mettre le bon mot , même si je fais des erreurs , pour permettre que cela advienne . C' est ça , la véritable histoire .
Très souvent on fait le lien avec la fin de la Seconde Guerre mondiale . Je pense que cette période était très différente . Quand tout est abattu , quand tout est à reconstruire , il y a là une énergie vitale . Mais aujourd'hui , on ressent à la fois le phénomène des grandes peurs et une fatigue de l' époque , que la pandémie accentue . Les intérêts en présence sont également là , qui ne veulent pas bouger : c' est une société pétrie de corporatismes semblables aux guildes d' autrefois . Pour avancer , il faut réussir à créer des voies d' eau . La Révolution française avait également cela en elle .
Un autre phénomène encore est très comparable , dans la psyché collective , à ce qui se passait à la fin du Moyen Age : ce sont les grandes innovations technologiques , qui ont un effet anthropologique . Elles font que nous nous projetons très différemment . A leur suite , il y eut à l' époque les grandes découvertes : à présent , ce sont les réseaux sociaux , les transformations du numérique , l' exploration de Mars , la découverte d' un nouvel usage du monde pour faire face aux dérèglements climatiques … Dans l' imaginaire , quelque chose se passe qui permet d' embrasser l' avenir et de sortir des grandes peurs . Du plus profond de son histoire , notre pays est pris dans une tension permanente entre la passion pour la liberté et la passion pour l' égalité , voire pour l' égalitarisme , avec les passions tristes que celles-ci emportent – on met ainsi souvent derrière l' égalité la jalousie , la volonté de détruire l' autre .
Nous avons aussi en France , cette passion tellurique , cet ancrage , cet amour des lieux qui nous font , et dans le même temps , cette aspiration à l' universel . Aucun autre pays n' est comme cela : même quand ils sont attachés à leur vallée , nos compatriotes s' intéressent au cours du monde et pensent que la France a un rôle à jouer . Ils considèrent qu' en nous intéressant à la francophonie ou à la diffusion des médicaments en Afrique , nous faisons ce que nous devons faire , et que de ne pas en parler serait une faute . La presse quotidienne régionale , que je lis chaque jour , en parle . Cette tension là nous met dans un rapport particulier au monde . Plus que bien d' autres peuples et plus que bien d' autres pays , nous intégrons les inquiétudes de l' époque .
Nous ne pâtissons notre unité que dans une fierté collective et dans un rapport à l' universel . La France n' est pas elle-même si elle ne se projette pas . Elle l' a fait de diverses manières , par les guerres continentales , par le commerce triangulaire , par les guerres de colonisation , puis par le multilatéralisme contemporain et par le rôle qu' elle joue de grande puissance diplomatique .
Il est très dur de répondre . Choisir , ce serait dire que nous ne sommes qu' un fleuve , un unique cours d' eau , sans affluents ! Mais , en dehors de la carte familiale et intime que j' évoquais , j' ai une carte sensible , fruit de mon expérience , de mes responsabilités .
Oui , il y a des villes et des départements où l' on peut prendre le pouls des choses . J' aime particulièrement le Lot , Figeac , Cahors … C département a formidablement résisté , il a reconquis une activité industrielle , tout en gardant un grand rapport à l' histoire – avec des figures historiques incroyables , comme Maurice Faure , et on y trouve une forme de ruralité heureuse . Je pense à Saint-Cirq-Lapopie . Breton y a eu une phrase admirable , qui dit tout l' ancrage choisi : « j' ai cessé de me désirer ailleurs . » Ce sont des lieux qui permettent de comprendre ce qui est accepté en France et ce qui ne l' est pas . Ils synthétisent beaucoup d' histoire .
J' aime aussi infiniment Marseille , la deuxième ville de France , une des plus pauvres et des plus vibrantes . Marseille a sa banlieue dans la ville . Elle a connu des transformations considérables ces dix dernières années . C' est une ville où , comme dans tous les ces grands ports , on arrivait , on s' installait , on était arménien , algérien , , on devenait marseillais avant d' être français . C' est ainsi que Marseille a construit son identité . Avec le TGV , les Marseillais se sont réapproprié leur ville : Marseille a été voulu , embrassée , aimée . C' est une ville extraordinairement attachante . On y voit le tressage d' une grande bourgeoisie avec des quartiers très populaires . Ca ne circule pas à l' intérieur de ces catégories , néanmoins une identité unique se trame dans l' œil de la Bonne Mère .
Quand on dit de Marseille qu' elle est capitale de la Méditerranée , il faut faire une conversion mentale . Une ville , c' est comme un corpus : elle garde dans ses tripes les réflexes qu' elle prend dans son histoire ; Marseille ne s' est pas construite en regardant la mer . C' est une ville structure par le souvenir traumatisant de Louis XIV , qu' il l' a punie pour son insolence et l' a verrouillée par la mer . Après-guerre , Gaston Deferre l' a profondément structurée en la construisant contre le glacis communiste alentour : des années durant , il a appris aux Marseillais à se méfier des villes voisines tenues par des communistes … On se méfiait aussi de la mer , sauf quand on allait au cabanon … Marseille a ainsi construit ses propres rites . Pagnol le dit généralement quad il parle du « Ferry Bôate » . La grande traversée , c' est celle du Vieux-Port , pas au-delà .
Mais la conversion est en train de se faire .
La décennie qui vient transformera Marseille et fera d' elle une capitale de la Méditerranée . Indépendamment de la vie politique , je suis sûr que quelque chose va se passer à Marseille , car les conditions de possibilité d' une réinvention du lieu et d' une réappropriation sont là . J' y vois une créativité extraordinaire , une jeunesse saisissante , une espèce de puissance . Mais j' aime aussi énormément la Seine-Saint-Denis …
Je vais vous décrire , en vous demandant de fermer les yeux , le départent le plus jeune de France , avec deux aéroports internationaux , le plus important stade sportif français et le plus grand nombre de créations de start - up par habitant . Il ne me manque que la mer pour faire la Californie … C' est aussi le seul endroit où l' on a assumé d' être un pays d' immigration , qui intègre , qui élève les enfants nés ici comme ailleurs . Les trajectoires individuelles existent . Mais quand les gens progressent , ils partent , et c' est qui explique les difficultés . Chaque fois , la Seine-Saint-Denis accueille les nouveaux arrivants . C' est un espace unique de transformation économique et sociale . Le travail que fait ce département pour l' intégration dans les pays est colossal . C' est un poumon . Et dans le même temps , toutes les fragilités françaises y sont concentrées . Les espaces sont à reconstruire . Les difficultés économiques , sociales et sécuritaires s' y conjuguent .
Au - delà de tout ça , on sent et on apprend beaucoup de choses quand on se rend en Seine-Saint-Denis . Par exemple , lors du premier confinement , c' est en allant là - bas que j' ai acquis la conviction que les consignes étaient très bien respectées .
Que ça marchait . Le 7 avril 2020 , je vais à Pantin et je comprends qu' il faut rouvrir l' école . Les gens étaient tous chez eux . Ils me saluaient avec des drapeaux français , c' était très émouvant , bouleversant . Les gens ont très bien compris le confinement . Bien sûr , parfois , ils sortent , mais il faut voir la difficulté que cela représente quand les logements sont si exigus . C' est formidable d' engagement . Après , à la Courneuve , je discute avec le maire , Gilles Poux , un homme formidable , élu depuis très longtemps , qui me dit : « je suis quand même inquiet pour les écoles . Je ne sais pas où sont les gamins mais , leurs parents , je sais qu' ils sont à 5 heures du matin dans le métro , parce qu' ils continuent de bosser à Paris . Et si les gamins ne sont pas à la l' école , ils ne bouffent pas . Et je ne sais pas comment on va les retrouver … » C' est là que j' ai compris qu' il fallait absolument rouvrir les écoles . Grâce à lui et à quelques autres maires , on a pris cette décision et on a eu raison .
Oui , car là - bas , tant de difficultés sont concentrées que , si on ne remet pas les moteurs , on n' y arrive pas . Ce département a un rôle de cœur , en quelque sorte . En plus , ce que je trouve fascinant , c' est que la Seine-Saint-Denis a une histoire sensible et française géniale : tous les rois de France se retrouvent là . Il y a là un entrelacs absolument extraordinaire de notre histoire .
J' aime les marches du pays , les marches de l' est , leurs grandes forêts comme leurs villages . Ce sont des terres où l' on ressent les difficultés des classes moyennes . Elles ont gardé dans leur ADN la difficulté des temps . Les gens ont un caractère très résilient ? Je ne peux pas dire mieux : la géographie imprime et laisse quelque chose . L' histoire fait les gens . Dans les marches de l' Est , il y a cet attachement à l' histoire , cet attachement au pays . Sur ma carte du Tendre du quinquennat , il y a tout ce qu' on a fait avec l' itinérance mémorielle . Revenir sur ces terres qui ont essuyé la Grande Guerre , la Seconde Guerre mondiale , puis la désindustrialisation dont je parlais a été très fort , avec des gens extraordinairement courageux , qui ont l' industrie dans le sang – pour beaucoup , les grands - pères descendaient à la mine ou travaillaient dans la sidérurgie .
Il y a d' autres lieux comme ç que j' aime . La Bretagne : je me rends souvent dans le Finistère , notamment chez mon ami Richard Ferrand . Là , les gens me parlent , même président , et me disent ce qu' ils vivent et ce qu' ils comprennent . J' ai également le Puy – de-Dôme : près de Clermont - Ferrand , au lac Chauvet , il y a ces terres d' industrie , d' élevage , où mon ami Charasse me disait ses vérités , et où j' ai quelques amis chers .
Totalement . Après , il s' agit peut-être d' une géographie personnelle , d' une somme complexe . Il y a des plis , certains sont cachés . Je ne dis pas que la France se lit à livre ouvert . Mais il ne s' agit pas d' un pays de polders ! Lors de mes déplacements , je prends avec moi ces cartes de géographie en relief . Quand on prend ces cartes , établies suivant un procédé ancien , on comprend un territoire immédiatement . Ici , on voit surgir une immense montagne , mais cet exemple est peut-être trop évident . Maintenant , si on parle de la Haute-Saône ou du Territoire de Belfort , Vesoul … Après , il y a la Bourgogne , une terre de marchands , de commerce et d' échanges , qui a été structurée par les grandes foires . Les gens y raisonnent comme des Flamands . Ce sont des commerçants , ils sont dans les étoffes et le vin , mais ils sont très différents des Bordelais … Vers la Haute-Saône , les terres ont été balayées par les conquêtes et les reconquêtes , avec des lieux qui ont été pris , repris … entre les différents duchés , royaumes et autres . Et ce sont des terres d' industries , avec des sédentaires qui ont résisté aux guerres et aux invasions . Rien à voir avec le commerce . Je suis attaché à tous ces territoires , à leur histoire et à leur géographie . Vous leur parlez et vous les comprenez . Alors , nous , notre pays n' est pas devenu illisible . La plus belle métaphore de cette histoire , c' est le Tour de France cycliste . J' y vais à chaque fois : j' adore .
Il me semble que les spectateurs trouvent là un prétexte pour redécouvrir la France . Les gens retrouvent des coins de route , ils se nichent partout . Je trouve cela génial . Beaucoup de Belges et de Néerlandais continuent à venir , des Espagnols aussi , des Slovènes maintenant . Il y a là encore une géographie sensible , celle des exploits insensés , des victoires dans les Alpes , es contre-la-montre endiablés , des drames du mont Ventoux . La méthodologie de la nationale 7 et tant d' autres .
Je les vis comme spectateur , pas comme président , même si je remets le maillot jaune à un coureur . Il faut toujours être vigilant : ne pas voler les moments sportifs . Les gens sont là pour les cyclistes . Certains sont contents de me voir , d' autres n' en ont aucune envie ! Certains peuvent penser qu' il y a malice et que je viens prendre une partie de la gloire des cyclistes . Il faut se montrer plutôt discret . Par contre , je ne cache pas mon bonheur de voir une étape . Même si être dans la voiture du directeur de l' épreuve est la moins bonne manière de voir la course … . On la voit mieux à la télé . Mais il y a l' adrénaline , la vitesse , le paysage qui défile et les amitiés nouées à travers le temps . C' est un formidable compagnonnage . Dans les Pyrénées , ce sont de belles étapes . J' ai encore le souvenir d' une descente vers Luchon , où Froome scellera sa victoire dans le Tour .
Ce sont des souvenirs d' enfance , des souvenirs sensibles , des souvenirs littéraires aussi , avec Antoine Blondin que j' ai lu après-coup . Je trouve que le directeur du Tour , Christian Prudhomme , exerce l' un des plus beaux métiers qui soient : tout le monde le drague ! Le Tour offre une vraie carte sensible du pays , avec des pères qui aiment le vélo , des Français qui adorent redécouvrir des paysages . Ce sont aussi de grands moments d' héroïsme sportif . Je pense à Poulidor , qui avait continué la course alors qu' il était blessé . A Sainte-Marie-de-Campan , il y a encore la fourche de vélo d' Eugène Christophe , qu' il avait reforgée lui-même . Je trouve ça génial . C' est un de ces moments où vous pouvez embrasser le pays et ses paysages . Et l' un de mes projets , c' est de faire ainsi , avec des artistes contemporains , un grand Tour de France des paysages et des œuvres d' art , en leur demandant de se le réapproprier …
Je pense d' abord que les Français ont besoin de porter sur lui un regard lucide et décomplexé . Je ne suis pas du tout dans la repentance . Mais je pense que nous avons la possibilité de revoir notre histoire dans la durée . Le général de Gaulle a été un grand spécialise de cet exercice . Ce sont ses grands coups de génie : à la Libération , après avoir descendu les Champs - Élysées , il se rend à l' Hôtel de Ville et explique aux Parisiens qu' ils ont , seuls , libéré la France . Il fallait cela pour que le pays tienne . De Gaulle a eu cette prescience . Et nous avons tous fait semblant d' y croire . Mais cela conduit à avoir « un passé qui ne passe pas » , comme le dit l' historien Henry Rousso . Il nous a fallu de décennies pour reconnaitre contre responsabilité dans la rafle des Juifs , parce que nous savons tous que la Français n' ont pas été que des maquisards .
Pour moi , le plus grand acte de courage politique du général de Gaulle fut l' arrêt de la guerre d' Algérie : il le fait contre beaucoup de ses proches , contre son camp , contre l' armée . Je me figure très souvent la force de caractère qu' il lui a fallu pour décider cela . Après , il n' a pas d' autre choix que de refermer tout de suite la chape . Nous avons ainsi des mémoires brisées , humiliées , irréconciliables : les pieds-noirs , les harkis , les militaires , les appelés , les Algériens issus de l' immigration …
Notre pays a besoin , pour vivre sereinement , de bâtir un récit commun et de poser des actes reconnaissant toutes ces vies , toutes ces mémoires , . Jacques Chirac a essayé par d' autres voies , avec un traité d' amitié , mais une bronca l' a empêché d' avancer . Moi , je n' appartiens pas à cette génération . Et il faut agir , parce que plus de 10 millions de nos concitoyens vient parfois douloureusement dans la mémoire de cette histoire partagée .
Il faut reconnaitre toutes ces parts de mémoire et les replacer dans une histoire commune . C' est pourquoi j' ai fait appel à Benjamin Stora . Il propose un chemin de travail , d' actions , d' actes . Ce sont des gestes de reconnaissance . Ce n' est ni un politique de repentance ni une politique de déni , c' est une politique de reconnaissance . J' y crois beaucoup . C' est très ricœurien , d' ailleurs . L' islamologue Rachid Benzine en parle beaucoup . Il s' agit d' accepter que nous sommes vus comme humiliants – moi - même j' ai été perçu comme tel – parce que nous ne reconnaissons pas les mémoires singulières , les voix individuelles , les parts de destins singuliers présentes dans la société . Cela ne veut pas dire qu' on nie l' unité de celle-ci , au contraire . J' en suis dépositaire et s' y suis attaché . Mais nous n' aurons pas un rapport pacifié à nous - mêmes si nous ne parvenons pas à remettre sur la table la question de la guerre d' Algérie .
L' un des moments importants de ce travail fut la reconnaissance de la torture et de l' assassinat d' Ali Boumendjel . Il y a eu un crime puis un déni terrible . Quand j' ai annoncé ce geste , ses enfants et surtout ses petits-enfants m' ont donné une leçon de France . C' est une génération qui s' est réfugiée chez nous au moment du FIS . La France a tué leurs grands - pères , puis a été un pays d' asile pour certains de leurs parents . Eux qui ont grandi ici , une fois qu' ils sont compris cette histoire familiale , ils ne savaient plus quelle était leur patrie ; Ils avaient toutes les raisons de haïr la France et ils ont décidé de l' aimer . La reconnaissance , c' est cela . J' ai reconnu que nous avions torturé et assassiné leur grand-père – et vraisemblablement les beaux - frères et beaux - pères de celui-ci . C' est tout ce travail qu' il faut continuer . Et reconnaitre également tout ce que les pieds-noirs et les harkis ont subi .
Pour moi , c' est la définition même du rôle du président de la république : retrouver à chaque instant les raisons fondamentales , existentielles , pour lesquelles nous avons décidé de vivre ensemble .
Et donc dans un premier temps nous faisons ce travail pour ceux qui ont vécu la guerre d' Algérie , qui est devenue la matrice de ces traumatismes . Ensuite , je pense que ce mouvement doit s' opérer à l' égard de toutes les diasporas africaines . C' est ainsi que les millions de français et de Françaises seront reconnus comme riches de leurs origines , de leurs histoires familiales , comme rendant la France plus grande encore . Voilà ce que peut être cette voie médiane de la reconnaissance , qui n' est ni le déni ni la repentance .
De reconnaitre notre histoire en Afrique , qui fut celle de l' esclavage , du commerce triangulaire – comme c' est le cas pour nombre d' autres puissances à la même époque – puis du colonialisme . Et de replacer ce colonialisme dans la manière dont il a été pensé et voulu . A la fin du XIX siècle , c' était un colonialisme qui s' est voulu universaliste . Notre histoire avec l' Afrique , avec nos enfants issus de ce continent et de ces terribles histoires familiales , de ces blessures , ce n' est pas celle du monde anglo-saxon . C' est pourquoi nous ne pouvons pas la penser dans les mêmes termes que les Anglo-Saxons . Nous devons regarder en France notre passé , en construire le récit commun et œuvrer chaque jour concrètement pour l' égalité des chances . Je ne crois pas une seconde à la dislocation de notre histoire en faisant de la France une addition de minorités ou de ressentiments . Je ne crois pas à l' effacement de notre histoire . Je crois à son apprentissage , à sa recontextualisation à notre capacité à l' assumer , à la comprendre et à la porter ensemble . En d' autres termes , je souhaite qu' on puisse remettre à la fois la statue de Voltaire et celle du général Dumas , premier général mulâtre , à leur place à Paris . C' est la condition pour dépassionner le sujet pour toutes les immigrations africaines . Pour repenser aussi les diasporas comme une chance qui s' offre à nous de comprendre le continent africain . Je crois beaucoup à cette conversion du regard . Je ne demande pas renoncer à une identité , jamais . La France , c' est une volonté de chaque jour , ce n' est pas une identité figée . Il faut dire à ces hommes et à ces femmes : vous qui êtes là par les cruautés de l' histoire , par la volonté de vos grands - parents , de vos parents ou par la vôtre propre , vous êtes une chance pour notre pays .
Il fallait mener cette réforme . Mais je n' ai jamais voulu faire de l' Ena un bouc émissaire responsable de tous les maux . Cette école a été conçue après-guerre parce que la nation avait besoin de cadres . Elle a rempli sa mission et permis de former une haute administration de grande qualité , avec es personnes de tous les mieux qui ont véritablement permis de rebâtir le pays . Mais , là aussi , ce qui l' a anesthésiée , ce sont les corporatismes . La maladie de la France n' est pas la bureaucratie ni le centralisme , ce sont les corporatismes . C' est - à - dire les des intérêts qui protègent l' entre-soi . L' ENA a permis aux corporatismes de se reconstituer . Chaque ministère a reconstruit ses carrières , ses prés carrés , ses herses et les gens n' ont plus circulé . L' accession à un grand corps , le passage en cabinet ministériel étaient les seuls façons d' accélérer les carrières . Tout s' est progressivement ossifié . Au concours , la maitrise de la langue anglaise et la culture générale – une matière que j' ai enseignée à l' ENA pendant six as – ont été des instruments de sélection sociale .
Aujourd'hui , à l' Ena , vous avez beaucoup moins d' élèves fils d' ouvriers , d' agriculteurs , ou appartenant aux classes populaires , qu' il y a cinquante anas . Dans notre pays , quand on vient d' un milieu populaire , et plus encore quand on est issu de l' immigration , il faut cinq à six générations pour accéder ne serait -ce qu' au milieu de l' échelle sociale . C' est énorme et pour tout dire décourageant . On doit sélectionner différemment , s' ouvrir à des publics plus divers , rassembler dans un tronc commun treize écoles du service public .
On fera une école bien plus ouverte à la recherche . Il est nécessaire de forger les honnêtes hommes du XXIème siècle – au sens générique du terme . Nous devons donc enseigner différemment , proposer des cours d' histoire de l' art , avoir des gens qui sachent parler avec des savoirs académiques . Car c' est de cela que nous avons besoin . Face à une crise , il vous faut des gens qui ont certes des réflexes managériaux , mais qui savent aussi pénétrer la complexité d' une discipline : on leur demande d' interagir avec des chercheurs venant d' horizons très variés , de faire la synthèse de leurs connaissances et de prendre des décisions sur la base d' une information complète . Pour cela , il faut s' ouvrir davantage au monde académique et à la recherche . Je veux que ce nouvel Institut travaille en partenariat avec les universités , qu' il soit bien plus européen dès le début . Je veux que nous en fassions une école d' excellence , qui révèle les capacités pour conduire à celle-ci par la formation . A la sortie , il y a aura bien un classement – je suis toujours favorable à la méritocratie- , mais il ne devra pas déterminer tout le reste de la carrière . Il n' y aura plus d' accès aux grands corps directement . Au bout de cinq ou six années , il y a aura d' autres processus de sélection qui permettront d' accéder qui à des inspections , qui à des juridictions . Mais on ne sera plus nommé préfet ou ambassadeur à vie , on le sera le temps de l' exercice de la mission . C' est la fin d' un corporatisme . Derrière , on devra mettre en place une vraie gestion des ressources humaines , pour que chacun fasse une carrière selon ses mérites .
Ce petit dictionnaire est toujours avec moi . II a accompagné
mon enfance , mon adolescence . J' y ai appris notre langue et subtilités , mais aussi à me perdre . J' ai toujours perdu énormément de temps dans les dictionnaires . Plus tard , j' ai utilisé celui d' Alain Rey , disparu il y a pu , un dictionnaire histoire et étymologique de la langue en deux tomes ; C' est un voyage formidable . J' adore la sonorité des mots . L' imaginaire s' y perd . J' aime la science exacte des mots , les petites différences , choisir les bons termes . Et puis , il y avait également chez ma grand-mère le Littré , en plusieurs tomes , que j' ai d' ailleurs toujours avec moi . La langue , c' est la liberté . La langue et l' État ont fait la nation française . Nous sommes le seul pays au monde où cela s' est passé ainsi . C' est pourquoi j' ai choisi Villers-Cotterêts pour établir la nouvelle Cité internationale de la langue française . Il y a eu cette intuition générale pour l' administration , d' abord . Et puis , toujours , des soubresauts où le français s' impose face au patois . Je suis assez détendu sur ce sujet . La langue est une espère de grand fleuve avec des affluents qu' il faut respecter . J' adore les créoles qui trouvent dans la langue française des expressions que nous n' avons pas . Je lisais dernièrement le dictionnaire des francophones , dont j' ai voulu la réalisation il y a deux ans . Les Rwandais emploient le mot « techniquer » . C' est combiner , essayer de se débrouiller , en référence à l' anglais technicality . Les Rwandais voyagent entre le français et l' anglais en permanence . Ils enrichissent la langue .
Pour moi est Français celui qui habite notre langue . Nous sommes , par elle , un pays d' hospitalité . C' est ce qui fait que nous sommes un pays monde . L' épicentre de notre langue est du côté du fleuve Congo . Ensuite , la langue est toujours réinventée . Quand vous la maitrisez , il n' y a plus de solitude . On a la possibilité de la dire , donc de nommer , de mettre le juste mot sur un sentiment . Beaucoup du malheur du monde et du malheur des gens – la phrase de Brice Parain si souvent prêtée à Camus – est de ne pouvoir nommer les choses , de ne pas avoir été aidé pour avoir la capacité à le faire .